La belle parcourt le monstre

   Espitate est effondré. Partagé entre les fêtes,  la joie qui règne à bord du grand cuirassé et le terrible coup de tonnerre qu'il a entendu sortir de la tourelle juste derrière lui ! Juste avant il ne comprenait pas que tout le monde se réfugiait à l'intérieur du colosse. En fait, l'ordre est parvenu en langue teutonne par haut parleur! Mais le traducteur n'était pas présent et il n'a pas réagi assez vite. Le fracas a été effroyable et ses tympans ont bien failli éclater ! Il y a eu une énorme flamme vers la mer, qui a rasé l'eau, puis des vagues et une très forte odeur de poudre. Un sifflement d'un objet conséquent propulsé dans l'air. Il se remet doucement de cette émotion au moment où tout le monde reprend une vie normale sur le pont. Il a pu observer l'édifice religieux sur la côte avec une flèche détruite et de la fumée partout.

  Il a été formé par les religieux, il a vécu avec eux, il est un peu déboussolé. Des hommes s'affairent un peu partout sur les différents appareillages. Ils rentrent dans de drôles de portes métalliques, transportent des outils aussi bizarres qu'ingénieux. Ils astiquent, ils nettoient, ils récurent, ils graissent toutes ces machine étranges. On a l'impression qu'ils sont tous amoureux de ce grand colosse. Il font corps avec lui, animent tous ces rouages. C'est beau. C'est très beau. Même s'il reconnaît lui même l'élégance et la beauté de ce « bateau » pour ne pas dire plutôt «machine de guerre», il ne comprend pas bien le but de ce tir. Pourquoi tant de haine envers les religieux ? Pourquoi tant d'imprévus ? Il pensait que le colosse ferait route au sud, il fait route au nord. Il pensait qu'il tirerait sur des positions occupées par un pirate redoutable au sud, finalement il tire sur une église perdue en côte nordique. Pourquoi ?

  Espitate n'y comprend rien. Pourtant, tous ces gens qui ne parlent pas sa langue ont l'air très attentionnés ! Ils doivent avoir une bonne raison pour agir de cette façon. Mais laquelle ? Tout le monde a maintenant le regard tourné vers le grand mât ! Il se passe quelque chose au niveau des bâtiments de la télémétrie secondaire. Une femme élégante et raffinée vient d'apparaître. Ah oui, c'est la fille du chancelier qui vient voir ce qu'il se passe à la suite de la grande secousse! Elle a du être intriguée par le bruit. On dirait une reine, sa beauté aussi vaporeuse que sophistiquée  s'oppose idéalement avec ce décors militaire ultra rigoureux.

     Les deux sont aux antipodes. Elle est belle et fragile. Lui est redoutable et effrayant. Elle est encombrante, inutile, attirante, lui est rationnel, indispensable et inquiétant. On est en plein fantasme lorsqu'on aperçoit cette femme sexy traverser les batteries, les bites d'amarrage,  les coursives, les aérateurs, les pièces blindées bref, les câbles, les mâts, un décors sublime, étrange ! Dans cette magnifique robe de soirée qui décoiffe avec sa grande chevelure blonde sur un tel navire, tous les yeux chavirent un instant avant que l'esprit affairé et besogneux reprenne le dessus. Enfin elle s'assoit sur un sabord. Elle contemple la mer et la côte.

  On lui apporte un plateau avec une collation baignée par les embruns. Elle réclame d'autres sachets, elle a oublié ses mitaines ! On va les lui chercher. La pénombre gagne, on voit une intense activité sur la côte. Il semble qu'on soit en pleines discussions sur le devenir de la région. Elle aperçoit les attroupements, les attractions lointaines. Elle ne comprend pas pourquoi mais son père avait recommandé une médiation sur cette côte, ainsi qu'une enquête. Un peu plus loin, sur la passerelle du château principal, un homme communique avec sa radio. Il y a sur la côte, des gens qui apportent des informations au grand cuirassé.

       Espitate voit que le soleil commence à décliner, il va falloir se diriger vers la grande salle où l'on sert un vrai repas. Ça fait des lustres qu'il n'avait pas mangé comme ça. Il se dirige vers les coursives. Mais il reconnaît non loin de là le traducteur ! Celui-ci s'approche pour lui demander:

                    « Voulez-vous retourner avec vos amis religieux sur la côte ? Ils vous réclament, le canot va repartir ! »

     Espitate fait non de la tête.

           Le traducteur l'invite à le suivre. Ils se dirigent vers la salle des repas